Retour sur la (re) sortie de l’intégrale d’Emmanuel Moynot, Le temps
des bombes, parue le 28 mai 2014 chez Casterman. Celle-ci rassemble les trois
tomes sortis en 1992 (Au nom du père), 1993 (L’esprit de révolte) et 1994 (Le
fils perdu, avec Dieter comme coscénariste). Une intégrale était déjà sortie en
2000, mais cette version voit les couleurs revues par E. Moynot.
Cette saga nous fait suivre Auguste Fillon, jeune homme de bonne
famille, tourmenté, qui, après avoir tué son père, et sa mère décédée, rejoint
le milieu anarchiste. Entouré de Aimé, Honoré, Louis, Lucas, Lalie, Renée,
Philibert… il va donc traverser cette fin du XIXème siècle mouvementée, aussi
bien politiquement qu’idéologiquement.
Si aucune indication chronologique précise n’est donnée, l’auteur nous
plonge dans la France des années 1890. La IIIème République est alors touchée
par des actes terroristes isolés, perpétrés par des militants anarchistes. On
pense tout de suite, dès la lecture du premier tome, aux actions de Claudius
Koenigstein, dit Ravachol. En effet, le personnage d’Aimé Grandjean, membre du
groupe d’Augustin, permet de faire un parallèle avec l’anarchiste guillotiné en
1892 (sort subi aussi par Aimé). Suite à la mort d’Aimé, Augustin et ses amis
réalisent des attentats contre le juge et le procureur qui ont officié au
procès, tout comme Ravachol fera sauter la maison des magistrats chargés du
procès de trois anarchistes impliqués dans l’Affaire de Clichy (1891).
L’action terroriste d’Aimé fait aussi écho aux divisions entre
militants partisans de l’action collective, et ceux pratiquant des actes
terroristes isolés. Les inquiétudes du groupe d’Augustin devant l’action d’Aimé
sont aussi celles qui amèneront Kropotkine à préciser en 1891 qu’ « un
édifice fondé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d’explosifs ».
Si le but de Moynot n’est pas d’écrire et de dessiner une biographie
historique, Le temps des bombes reste bien ancré dans cette période troublée et
propose une sorte de synthèse des différents acteurs de cette période, qui
verra également Auguste Vaillant poser
une bombe à la Chambre des députés en 1893 (Vaillant a d’ailleurs, avant de revenir perpétrer son attentat, tenté sa
chance en Argentine, tout comme Augustin (p 182)) puis l’Italien Caserio
assassiner le président de la République Sadi Carnot en 1894. La conséquence
(la BD s’arrête avant) sera le vote des lois répressives par le Parlement, qualifiées de « scélérates »
par la gauche, condamnant la détention de matières
explosives, associant les anarchistes à des « malfaiteurs », donnant
aux tribunaux correctionnels les délits de presse concernant la provocation à
des actes de violence ou à l’apologie de ces actes (les socialistes s’inquièteront
du fait qu’elles ne puissent également s’appliquer à eux !).
L’intégrale du Temps des bombes restitue avec précision une France chamboulée
durant quelques années par ces attentats. Comme un
Tardi avec le Paris du début du XXème siècle dans Les aventures
extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, Moynot dessine et fait ressentir avec brio
aux lecteurs les palpitations et l’odeur d’une ville tourmentée par les
soubresauts de la vague anarchiste. La mise en couleurs, à première vue assez
simple, recèle en réalité d’un grand travail sur les ombres, participant à
dépeindre l’action secrète de ce milieu populaire qui doit accorder son labeur
avec ses engagements et ses actes illégaux.
Le personnage d’Augustin est particulièrement tourmenté. A coups de flashbacks,
Moynot fait ressortir le passé de son héros au fil des pages, permettant d’expliquer
son engagement anarchiste. Autoritarisme du père entrainant une haine
indélébile et le poussant au meurtre (p 1 à 3), tentative de suicide (p 32), parallèle
entre l’amour pour sa nurse Jenny qui lui permettait d’échapper à l’emprise
paternelle et celui pour Lalie (p 35), E. Moynot propose des personnages
complexes, aux multiples facettes. Il ne les juge pas, ni n’excuse leurs actes.
L’on sent juste transparaître la tendresse de l’auteur pour la dimension
sociale de leurs actes, leur refus d’accepter misère et labeur, mais cela
toujours avec intelligence et finesse, à travers un scénario qui tient le
lecteur en haleine jusqu’à la dernière page.
Il faut aussi saluer la reconstitution du Paris de cette fin XIXème. L'auteur redonne vie à un paysage du quotidien, à l’effervescence d’une ville où
le peuple se presse pour aller travailler, tout en y insérant ses personnages
avec souvent un sens brillant du cadrage.
Emmanuel Moynot a depuis poursuivi son œuvre de bédéiste militant et
engagé en signant un superbe et émouvant Pierre Goldman, la vie d’un autre en
2012.
L’ouvrage inclut une préface de deux pages du journaliste français,
spécialiste de BD, Christian Marmonnier.
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