Continuons,
après avoir chroniqué Tunnel 57, avec la série La grande évasion de Delcourt,
avec ce 8ème tome intitulé La ballade de Tilman Razine (paru le 18 juin 2014). Le dessin est confié à
Guillaume Martinez (Motherfucker avec Sylvain Ricard, La malédiction de Bellary
avec Jacques Mazeau), la couleur à Delf (Il était une fois en France, Ils
étaient dix), et le scénario au grand Kris, que l’on ne présente plus
(rappelons toutefois que Notre-Mère la guerre, Svoboda !, Un homme est mort…
c’est lui !). Cette association n’est pas nouvelle, puisque les deux
auteurs ont déjà collaboré sur les trois tomes de la série Le monde de Lucie,
chez Futuropolis.
On connaît
l’amour du Brestois pour les scenarii s’inscrivant dans l’histoire contemporaine,
et La ballade de Tilman Razine confirme encore une fois le talent de Kris pour jouer avec
intelligence avec l’Histoire !
Ce one shot
de 62 planches commence en décembre 1942, durant le siège de Leningrad,
entrepris par la Wehrmacht en septembre 1941. Suite à la découverte d’un graffiti
sur le mur, Eugène Denissovitch (qui va être un des principaux protagonistes de
l’album) raconte à ces civils astreints aux travaux forcés l’histoire de Tilman
Razine. (p 3 et 4).
Ce choix d’entame
s’éclairera par la suite, lorsque le Transsibérien sera confronté à la
circulation sur la glace, tous comme les Soviétiques ravitailleront Leningrad
en construisant une voie ferrée sur le Lac Ladoga en 1942 (la célèbre « Route
de la vie ») !
La ballade de Tilman
Razine comporte plusieurs similitudes avec Svoboda ! (dont on attend avec
impatience le troisième volet). La Russie est à nouveau le cadre spatial de
l’aventure. On retrouve également un personnage central aux deux BD : le Transsibérien. Si Svoboda ! se déroule aux lendemains de la Révolution russe,
l’action de La ballade de Tilman Razine se passe en 1900, soit six ans après l’arrivée au
pouvoir du tsar Nicolas II.
La
construction du Transsibérien (Saint-Pétersbourg,
Moscou, Tcheliabinsk, Omsk, Novossibirsk, Irkoutsk, Tchita, Khabarovsk,
Vladivostok, 9288 km, 8 fuseaux horaires !) a été décidée en 1891.
Plusieurs raisons explicatives à cette gigantesque entreprise : des
raisons stratégiques et politiques, avec la volonté de contrôler les frontières
orientales avec la Chine et le Japon, le prestige d’un tel ouvrage, mais aussi
la mise en valeur de la Sibérie (le couple Irina / Baron Korf (p 13) est le
symbole de cette volonté de faire de la Sibérie un front pionnier). Sergeï
Witte, Ministre des finances de Nicolas II, supervise cette réalisation. Il
apparaît dès la page 10 aux côtés du Tsar.
Le récit d’Eugène commence donc à Port-Baïkal, en mars 1900. La ligne
s’interrompt alors des deux côtés du lac. Le tronçon de voie contournant le lac
n’étant achevé qu’en 1905, c’était un bac qui assurait la liaison entre les
deux parties, relayé par deux bacs brise-glace l’hiver (le Baïkal pouvait
contenir 25 wagons) !
L’on retrouve des forçats, véritables déportés
du rail, mais aussi des ouvriers libres qui doivent également subir le froid,
les moustiques, les privations, les nombreuses violences, et les difficiles
conditions de travail et de vie !
Le vieux Plougatchev et Eugène font rapidement connaissance (p7), et
ce dernier fait part de ses désirs d’évasion, alors que le convoi inaugural,
avec à son bord Nicolas II doit arriver à Port-Baïkal sous peu. Ils seront
bientôt rejoints par le dénommé Constantin (p 21).
L’évasion va peu à peu se mettre en place, avec à sa tête le
mystérieux Tilman Razine… Kris semble s’inspirer pour ce personnage légendaire,
qui va prendre la tête de la révolte des déportés ouvriers, de Stenka Razine,
personnage bien réel de l’histoire russe. Ce cosaque dirigea le soulèvement des
paysans et de la population de la Volga au XVIIème siècle. Il est d’ailleurs au
centre de la série Taïga de Franck Giroud et Joëlle Savey, chez Glénat.
Le récit se déroule en parallèle, avec, d’un côté, la mise en
place du projet d’évasion dans le camp, et de l’autre le transsibérien et ses
passagers qui font route vers le Lac Baïkal.
Kris ne néglige pas les enjeux économiques et financiers liés au
Transsibérien. A la page 11, nous retrouvons le belge Georges Nagelmackers,
fondateur en 1872 de la Compagnie Internationale des wagons-lits, qui va
associer, dès la fin du XIXème siècle, voyage et luxe, permettant ainsi aux passagers
les changements aux frontières, et une voyage tout confort. Celui-ci s’inspira
notamment de George-Mortimer Pullman et de ses sleeping-cars mises en place sur
certains express étatsuniens. Nagelmackers se rendra lui-même aux États-Unis
pour observer l’innovation de Pullman, qu’il perfectionnera en donnant
naissance aux wagons-lits (p 12-13). Rappelons aussi que les emprunts russes, lancés en 1888 par Alexandre III,
vont en partie financer la construction du Transsibérien. (emprunts dont les
épargnants anglais et surtout français se verront déposséder par Lénine !).
On retrouve aussi la présence d’ouvriers anglais
sur place. Si semble-t-il, aucun ouvrier n’a travaillé directement en Russie,
les bacs traversant le lac (Le Baïkal et L’Angara) ont bien été construits par
une firme anglaise de Newcastle, envoyés en pièces détachées, et montées sur
place !
!!ATTENTION SPOILER !!
La fin spectaculaire, c’est-à-dire l’évasion en elle-même, voit le
Transsibérien embarquer sur le brise-glace, puis circuler directement sur le
lac gelé ! Cette géniale issue ne sort pas totalement de l’esprit inventif
de Kris. En effet, en 1904, durant la guerre russo-japonaise, c’est une voie
ferrée qui est implantée directement sur le lac, afin de rendre plus rapide le transport de
troupes vers le littoral extrême-oriental, comme le rapporte le Petit Journal
du 20 mars 1904 ! (cf photo ci-dessous). La glace peut atteindre 1,50 m de profondeur durant 2 - 3 mois, rendant possible cette circulation ferroviaire !
A l’issue de la lecture de La ballade de Tilman Razine, on est
encore séduit par cette série concept La grande évasion.
Comme dans une partie de l’œuvre de Kris, le succès tient à cet entremêlement de faits historiques et
de fiction, tout en donnant une véritable profondeur à ses personnages.
Le dessin de Guillaume Martinez est très efficace, rendant avec talent
le froid sibérien, l’univers carcéral et tout le volet relatif au Transsibérien
en lui-même. Son dessin retranscrit très bien cette atmosphère si particulière à ce géant du rail, qui a fait et fait encore fantasmer des millions de personnes à travers le monde.