mercredi 25 juin 2014

TUNNEL 57, N. Brachet / O. Jouvray / A.-C. Jouvray, Delcourt, 2014





Tunnel 57 (sorti le 8 janvier 2014) est le sixième tome de la série concept La grande évasion, chez Delcourt. Cet ouvrage se lit bien sûr en toute indépendance des précédents albums. Il relate la plus spectaculaire des évasions qui ont suivi la construction du Mur de Berlin en 1961, et qui va voir la fuite de 57 Est-allemands à l’Ouest en 1964. Dans la réalité, 28 pourront s’enfuir dans la soirée, et 29 le lendemain, empruntant un tunnel de 145 mètres de long ! L’album regroupe ces deux vagues en une seule.
Le scénario, conçu par Olivier Jouvray (la série Lincoln, et récemment l’adaptation de Moby Dick) s’inspire donc d’un fait historique : l’entreprise menée par Joachim Neumann, un spécialiste du creusement de tunnel sous Berlin pour faire fuir sa petite amie (voir sa biographie sur le site internet du Mémorial du Mur de Berlin) et Ralph Kabisch, dont la cousine ne supporte plus la vie à Berlin-Est. Ces deux éléments historiques sont d’ailleurs repris et condensés par O. Jouvray  pour donner naissance aux deux protagonistes principaux de Tunnel 57 : Tobias, artiste peintre, qui va vouloir faire passer à l’Ouest sa sœur Hanna, et Mathias, ami proche de Tobias, qui va rapidement nouer un début d’idylle avec Hanna (p 13).
Dès le début de la BD, les deux amis marquent ainsi symboliquement au sol l’entrée du tunnel, qui se situe dans la cave d’une boulangerie désaffectée (p 3 à 5). La réalité historique est ici respectée, tout comme la localisation du lieu : sur la Bernauerstasse, à cheval sur le secteur soviétique et le secteur français (case 1 de la p 1).


Le dessin de Nicolas Brachet, dont l’album précédent, 199 combats, versait déjà dans l’histoire fictionnée (et la guerre froide !), rend compte à merveille des deux Berlin. Ainsi, l’Ouest fait briller ses enseignes, symboles de la société de consommation (on retrouve le fameux Café Kranzler, sur la Kurfürstendamm, pages 9 et 10), contrastant avec des rues uniquement « illuminées » par l’éclairage public ( p14), et les immeubles gris et froids de style soviétique à l’Est.
Il faut, dans ce type d’album qui se veut réaliste, historiquement le plus proche de la vérité historique, louer ce dessin à la fois rigoureux et esthétiquement fort agréable. C’est finalement Philippe Jarbinet lui-même qui qualifie N. Brachet de « sacré belle patte » qui résume le mieux le sentiment qui se dégage quand on regarde le dessin de l’auteur lyonnais.
L’espace du mur est également omniprésent au sein de l’album : no man’s land (la case 4 de la page 30 représente au mieux cette balafre au cœur de la ville, barbelés, postes de contrôle, VoPos…



Mais le talent de Nicolas Brachet s’exprime le mieux dans les scènes se déroulant dans le tunnel, donc en espace confiné. Les proportions des corps se mouvant dans cet espace confiné, et maîtrisé graphiquement, le réalisme et la crédibilité donnés aux gestes effectués sont une vraie réussite (cf, entre autre les pages 20, 22, 23, 24, 28, 36 et 37). Un regret toutefois : que la fuite dans le tunnel ne se réduise qu’à quelques cases (p 53). On aurait aimé retrouver le stress évoqué par les témoins de cette évasion lors de ces 15 minutes ils rampèrent dans la boue, dans un boyau d’à peine 80 cm de hauteur, parfois dans les pleures des plus apeurés. 


Le scénario gagne cependant en efficacité et en rythme. Olivier Jouvray ne laisse pas une page de répit au lecteur, avant de connaître l’issue finale et le sort des fuyards. Si cet album est une réussite, et se laisse dévorer de bout en bout, c’est bien grâce à l’alliage talentueux du dessin de Brachet et du scénario d’O. Jouvray. Celui-ci distille rebondissements et suspense tout au long de l’album, tout en respectant la réalité historique. Problèmes d’inondation dans le tunnel, arrivée des filles pour aider les garçons dans la logistique, alerte due aux bruits entendus à la surface, problème pour déterminer la sortie, VoPo surprenant Hanna, ou encore membre de la Stasi tentant de repérer les candidats à l’évasion, tout est fait pour titiller l’attention du lecteur, même lorsque celui-ci connaît la fin de l’histoire.




Il faut enfin reconnaitre les talents de la coloriste Anne-Claire Jouvray. Et si la restitution du Berlin des années 1960 est réussie, elle en est aussi responsable !

Un one shot efficace et respectueux du vécu de ces Berlinois qui ont parfois payé de leur vie leur volonté de rejoindre le monde libre !

lundi 23 juin 2014

LE TEMPS DES BOMBES (intégrale), E. Moynot, Casterman, 2014





Retour sur la (re) sortie de l’intégrale d’Emmanuel Moynot, Le temps des bombes, parue le 28 mai 2014 chez Casterman. Celle-ci rassemble les trois tomes sortis en 1992 (Au nom du père), 1993 (L’esprit de révolte) et 1994 (Le fils perdu, avec Dieter comme coscénariste). Une intégrale était déjà sortie en 2000, mais cette version voit les couleurs revues par E. Moynot.

Cette saga nous fait suivre Auguste Fillon, jeune homme de bonne famille, tourmenté, qui, après avoir tué son père, et sa mère décédée, rejoint le milieu anarchiste. Entouré de Aimé, Honoré, Louis, Lucas, Lalie, Renée, Philibert… il va donc traverser cette fin du XIXème siècle mouvementée, aussi bien politiquement qu’idéologiquement.
Si aucune indication chronologique précise n’est donnée, l’auteur nous plonge dans la France des années 1890. La IIIème République est alors touchée par des actes terroristes isolés, perpétrés par des militants anarchistes. On pense tout de suite, dès la lecture du premier tome, aux actions de Claudius Koenigstein, dit Ravachol. En effet, le personnage d’Aimé Grandjean, membre du groupe d’Augustin, permet de faire un parallèle avec l’anarchiste guillotiné en 1892 (sort subi aussi par Aimé). Suite à la mort d’Aimé, Augustin et ses amis réalisent des attentats contre le juge et le procureur qui ont officié au procès, tout comme Ravachol fera sauter la maison des magistrats chargés du procès de trois anarchistes impliqués dans l’Affaire de Clichy (1891).
L’action terroriste d’Aimé fait aussi écho aux divisions entre militants partisans de l’action collective, et ceux pratiquant des actes terroristes isolés. Les inquiétudes du groupe d’Augustin devant l’action d’Aimé sont aussi celles qui amèneront Kropotkine à préciser en 1891 qu’ « un édifice fondé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec  quelques kilos d’explosifs ».


Si le but de Moynot n’est pas d’écrire et de dessiner une biographie historique, Le temps des bombes reste bien ancré dans cette période troublée et propose une sorte de synthèse des différents acteurs de cette période, qui verra également Auguste  Vaillant poser une bombe à la Chambre des députés en 1893 (Vaillant a d’ailleurs, avant de  revenir perpétrer son attentat, tenté sa chance en Argentine, tout comme Augustin (p 182)) puis l’Italien Caserio assassiner le président de la République Sadi Carnot en 1894. La conséquence (la BD s’arrête avant) sera le vote des lois répressives par le Parlement, qualifiées de « scélérates » par la gauche, condamnant la détention de matières explosives, associant les anarchistes à des « malfaiteurs », donnant aux tribunaux correctionnels les délits de presse concernant la provocation à des actes de violence ou à l’apologie de ces actes (les socialistes s’inquièteront du fait qu’elles ne puissent également s’appliquer à eux !).

Une du Petit Journal du 23 décembre 1893, relatant l'attentat d'Auguste Vaillant à la Chambre.


L’intégrale du Temps des bombes restitue avec précision une France chamboulée durant quelques années par ces attentats. Comme un  Tardi avec le Paris du début du XXème siècle dans Les aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec, Moynot dessine et fait ressentir avec brio aux lecteurs les palpitations et l’odeur d’une ville tourmentée par les soubresauts de la vague anarchiste. La mise en couleurs, à première vue assez simple, recèle en réalité d’un grand travail sur les ombres, participant à dépeindre l’action secrète de ce milieu populaire qui doit accorder son labeur avec ses engagements et ses actes illégaux.
 
Le personnage d’Augustin est particulièrement tourmenté. A coups de flashbacks, Moynot fait ressortir le passé de son héros au fil des pages, permettant d’expliquer son engagement anarchiste. Autoritarisme du père entrainant une haine indélébile et le poussant au meurtre (p 1 à 3), tentative de suicide (p 32), parallèle entre l’amour pour sa nurse Jenny qui lui permettait d’échapper à l’emprise paternelle et celui pour Lalie (p 35), E. Moynot propose des personnages complexes, aux multiples facettes. Il ne les juge pas, ni n’excuse leurs actes. L’on sent juste transparaître la tendresse de l’auteur pour la dimension sociale de leurs actes, leur refus d’accepter misère et labeur, mais cela toujours avec intelligence et finesse, à travers un scénario qui tient le lecteur en haleine jusqu’à la dernière page.

Il faut aussi saluer la reconstitution du Paris de cette fin XIXème. L'auteur redonne vie à un paysage du quotidien, à l’effervescence d’une ville où le peuple se presse pour aller travailler, tout en y insérant ses personnages avec souvent un sens brillant du cadrage.



Emmanuel Moynot a depuis poursuivi son œuvre de bédéiste militant et engagé en signant un superbe et émouvant Pierre Goldman, la vie d’un autre en 2012.

L’ouvrage inclut une préface de deux pages du journaliste français, spécialiste de BD, Christian Marmonnier.

samedi 21 juin 2014

PHILIPPE LE BEL, Regnault / Gabella, Glénat / Fayard, 2014









Philippe le Bel, paru le 05/03/2014, est le tome 1 de la Collection Ils ont fait l’Histoire, éditée chez Glénat, qui tente de reprendre le flambeau de la désormais désuète Collection L’Histoire de France en bande dessinée des éditions Larousse, en y insufflant rigueur scientifique, qualité graphique, et dynamique scénaristique.




Ce premier opus est confié à Christophe Regnault (dessin) et  Mathieu Gabella (scénario). Il est clair, tout au long de la lecture, que le projet a fortement associé le dessinateur et le scénariste aux deux historiens mobilisés sur l’album : Etienne Anheim, Maître de conférences à l'université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et Valérie Theis, Maître de conférences en histoire médiévale à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée.
L’entreprise est périlleuse, car elle doit à la fois proposer une démarche scientifique et pédagogique (le nom des historiens est placé aux côtés des deux auteurs), et arriver à une narration un minimum prenante, tout en réduisant au maximum la part fictionnée.

Les choix scénaristiques sont, à première vue, surprenants, laissant de côté les deux images fortes du règne de Philippe le Bel (1285-1314). En effet, les Templiers sont évacués en une planche (planche 41 / page 43), dans laquelle le roi expose sa stratégie à leur égard à son fils. La légende de la gifle d’Anagni (1303) est elle complètement absente. Les planches 38-39 voient l’arrivée de Guillaume de Nogaret dans la demeure papale de Boniface VIII, alors en conflit avec Philippe le Bel. Mais, ni la fuite du pape, aidée par les habitants, ni l’humiliation que lui aurait infligé le conseiller du roi ne sont dessinées. Sacré pari donc d’évacuer ces deux épisodes, au risque de décevoir le lecteur avide de retrouver dans l’album bûcher de templiers et gifle papale ! Les images d’Épinal sont d’emblée évacuées !






Le récit, chronologique, va alors se recentrer sur plusieurs thématiques. Tout d’abord, l’affirmation de l’autorité royale, dans un royaume qui reste marqué par les liens féodaux. Toute l’importance de l’administration royale, du rôle des conseillers dont s’entoure Philippe, ressort tout au long de l’album, reprenant ainsi les mots de Jean Favier qui parlait, pour qualifier le règne de Philippe le Bel, de « politique des conseillers ». La volonté du roi de construire un Etat moderne est soulignée à la page 11 / planche 9 par l’hommage rendu par Edouard 1er, roi d’Angleterre et alors vassal du roi de France.  Au cours de celui-ci, Philippe loue l’administration et l’existence d’archives  dans le royaume de son rival. Toute la difficulté d’imposer un Etat centralisé transparaît dans la fin de l’album avec la faiblesse des finances royales insuffisantes pour mener une telle entreprise, et l’échec à lever une imposition directe, la conséquence étant une dépendance aux taxations extraordinaires comme celles obtenues du clergé (décimes) et théoriquement destinées à la croisade (cf p 14-15 / planches 12-13).

La rivalité avec le pape Boniface est aussi un thème récurrent de l’album. Comme précédemment évoqué, cet affrontement trouve son dénouement avec l’épisode d’Anagni. Les auteurs insistent sur cette volonté papale de se présenter non pas uniquement comme un chef spirituel, mais aussi comme détenteur d’un pouvoir temporel.
Christophe Regnault sort de cette restitution médiévale avec les honneurs. Ce n’est pas le premier coup d’essai dans le genre historique pour le jeune auteur lyonnais, puisqu’en 2012, il signait L’histoire vraie des photos qui ont secoué la République, déjà chez Glénat. Il insuffle à l’histoire, malgré la complexité de certains thèmes abordés, une grande lisibilité. Son style classique et réaliste restitue avec précision et brio les lieux du pouvoir royal, que ce soit la cathédrale de Reims (p 10 / planche 8), le Palais du Louvre (p 11 / planche 9), le Palais de la Cité (p 12 / planche 10) ou Notre-Dame (p 12 et 27 / planches 10 et 25), n’hésitant pas à proposer des cadrages originaux et risqués (intérieur de Notre-Dame p 27 / planche 25).
La représentation des batailles est également, en peu de pages, un succès. Que ce soit celle des Éperons d’or en 1302, où Philippe perdra de nombreux conseillers, ainsi que Robert II d’Artois et le légiste Pierre Flote, ou celle de Mons-en-Pévèle, lors de laquelle le roi gagne l’obéissance de la Flandre en 1304, leur traitement démontre les qualités de narrateur pictural de C. Regnault.

Ce premier tome est une belle réussite, alliant un scénario historiquement valable et palpitant, à un graphisme à la hauteur, ce qui n’est pas toujours le cas de ce type d’album !